L'aigle de sang ou blóðörn en vieux norrois est un supplice consistant, soit à tailler un aigle sur le dos de la victime, soit à trancher ses côtes le long de la colonne vertébrale, puis à les déployer comme les ailes d'un aigle et à extraire les poumons de la poitrine.

With a butcher's aplomb
they spread out your lungs
and make you warm wings
for your shoulders.
—Seamus Heaney, Viking Dublin: Trial Pieces (1975)
 

Témoignages

La littérature scandinave médiévale témoigne de quatre victimes de l'aigle de sang : deux personnages historiques et deux légendaires.

La plus ancienne serait le roi de Northumbrie Ella (mort en 867). Une strophe de la Knútsdrápa de Sigvatr Þórðarson (composée vers 1038) évoque ainsi comment les fils de Ragnarr Loðbrók se vengèrent du meurtrier de leur père :

Ok Ellu bak,
at, lét, hinn's sat,
Ívarr, ara,
Jórvík, skorit.
À Jórvík siégeait
Ívarr qui fit
découper un aigle
dans le dos d'Ella.1
 

La mise à mort d'Ella est aussi rapportée par la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (IX, 4), la Ragnars saga loðbrókar (ch. 17) et le Þáttr af Ragnars sonum (ch. 3).

Aigle de sang dans le Flateyjarbók Récit de la mort de Hálfdan háleggr dans l'Orkneyinga saga (Flateyjarbók).
Reykjavík, Stofnun Árna Magnússonar.
Autre victime historique, l'un des fils du roi de Norvège Haraldr hárfagriHálfdan háleggr (fin du Xe siècle). Dans l’Orkneyinga saga (ch. 8), le jarl des Orcades Torf-Einarr fait subir le supplice de l'aigle de sang à Hálfdan, meurtier de son père Rögnvaldr Eysteinsson. Snorri Sturluson rapporte la mort de Hálfdan dans les mêmes termes dans sa Haralds saga hárfagra (ch. 30). 

Des personnages légendaires subissent aussi le supplice de l'aigle de sang. C'est ainsi que périt Lyngvi, le meurtrier de Sigmundr, père de Sigurðr, selon les Reginsmál (str. 26) et le Nornagests þáttr (ch. 6), qui en dérive2.

Enfin, dans l’Orms þáttr Stórólfssonar (ch. 9), il est infligé par Ormr au géant Brúsi, meurtrier de son frère juré Ásbjörn.

Toutes les sources ne font pas état de l'incision des côtes et de l'extraction des poumons. Les Reginsmál, la Gesta Danorum et la Ragnars saga n'évoquent que le découpage d'un aigle sur le dos de la victime (la Gesta Danorum ajoute toutefois que du sel fut ensuite jeté sur les blessures et, dans la Ragnars saga, Ívarr ordonne que l'aigle soit rougi avec le sang d'Ella).

D'autres cas ont été proposés. Alfred P. Smyth a ainsi suggéré que le récit par Abbon de Fleury, dans sa Passio Sancti Eadmundi (vers 986) du martyre de saint Edmond (869) serait le premier témoignage littéraire du supplice de l'aigle de sang3. Edmond, roi d'Est-Anglie, fut criblé de flèches par les Danois. Abbon rapporte qu'après son martyre, il avait « l'espace entre les côtes mis à nu par de nombreuses entailles, comme s'il avait été étiré sur un chevalet (« ac si raptum equuleo ») ou torturé par des griffes cruelles4». Smyth a aussi vu dans une scène représentée sur la pierre de Stora Hammars I (Gotland, Bungemuseet) un sacrifice humain, qui pourrait être, ou bien le sacrifice du roi Víkarr, ou bien le rituel de l'aigle de sang5. Enfin, Jan de Vries a évoqué un squelette retrouvé à Heiligental (Saxe-Anhalt) et datant du Néolithique ou du début de l'âge du bronze. Il présente des dommages à la cage thoracique et à la ceinture scapulaire qui pourraient résulter de l'aigle de sang6.

Sacrifice humain (aigle de sang ?) sur la pierre de Stora Hammars I

 

Signification

L'aigle de sang apparaît comme un sacrifice odinique : l’Orkneyinga saga précise ainsi que Torf-Einarr offre Hálfdan à Óðinn « pour sa victoire ». La forme du sacrifice pourrait renvoyer à une conception d'Óðinn comme « dieu-aigle »7. Les différents exemples fournis par la littérature suggèrent aussi qu'il s'agit plus particulièrement d'une façon de venger son père.

Historicité

L'authenticité de ce supplice a longtemps été tenue pour établie, mais Gustav Storm avait déjà montré en 1878 que les deux victimes historiques de l'aigle de sang, Ella et Hálfdan, avaient en réalité péri au combat8.

Il avançait que le récit de la mort d'Ella dériverait du martyre de saint Edmond, attribué aux fils de Ragnarr. Or, Abbon de Fleury emploie le terme « eculeus » : « chevalet de torture » dont la confusion avec « aquila » : aigle aurait donné naissance au motif de l'aigle de sang, selon Jan de Vries9 et Niels Lukman10.

Pour Klaus von See, l'aigle de sang pourrait n'être qu'un motif littéraire. Le prototyope en serait la vengeance de Sigurðr. De là, le motif se serait propagé aux histoires des fils de Ragnarr et de Torf-Einarr, qui, eux aussi, ont vengé leur père11.

Roberta Frank a quant à elle avancé une mauvaise compréhension de la strophe de Sigvatr Þórðarson, seule source de la période viking à attester l'aigle de sang12. Du fait de sa complexité, la poésie scaldique a en effet parfois été mal comprise par les auteurs de sagas, qui, avec le temps, ont parfois tendu à faire une interprétation littérale de ce qui n'était que motif poétique. La strophe de Sigvatr, dont Frank souligne la difficulté d'interprétation (elle la qualifie de « cryptic, knotty, and allusive ») et la syntaxe ambigüe, se prête à une confusion de ce type. Elle permet en effet une autre lecture13: Ívarr aurait fait découper le dos d'Ella par un aigle, ce qui signifierait simplement qu'il causa la mort d'Ella, le transformant ainsi en cadavre susceptible d'être lacéré par un aigle. Des expressions analogues se rencontrent ailleurs en poésie scaldique14. La thèse de Roberta Frank a été contestée, notamment par Bjarni Einarsson, qui a mis en avant des arguments tant sémantiques — le verbe « skera » ne s'emploierait pas pour un aigle déchiquetant sa proie — qu'ornithologiques — l'aigle ne s'attaquerait pas au dos d'un cadavre15. Alfred P. Smyth a, lui aussi, critiqué la lecture de Roberta Frank au motif qu'elle négligerait l'importance des sacrifices rituels chez les anciens Scandinaves, et réaffirmé sa conviction de la la réalité de l'aigle de sang16.

Rory Mc Turk ne souscrit pas à la thèse de Roberta Franck, mais avance une autre hypothèse, qui écarte toute intervention d'un aigle, qu'il s'agisse de l'aigle de sang ou de l'oiseau. Elle repose sur le constat que, dans les þulur, le nom örn (forme usuelle d'ara) : « aigle » peut désigner une épée. En retenant ce sens, il interprète la strophe de Sigvatr comme signifiant simplement qu'Ívarr mit Ella en fuite par l'épée17.

Doit enfin être souligné qu'aucune des chroniques ou annales franques on anglo-saxonnes contemporaines des vikings ne fait état d'une telle pratique, bien que leurs auteurs n'hésitent pas à souligner la cruauté des barbares païens.     

Postérité

L'aigle de sang a connu une longue postérité dans les œuvres de fiction mettant en scène les vikings où, au même titre que la coutume de boire dans le crâne de ses ennemis, il symbolise la cruauté prêtée aux barbares du Nord18. Au XVIIIe siècle déjà, Robert Southey l'évoque dans un poème placé en introduction d'Icelandic poetry d'Amos Cottle19 :

And when his sons [Regner's]
Avenged their father's fate, and like the wings
Of some huge eagle spread the severed ribs
Of Ella in the shield-roofed hall, they thought
One day from Ella's skull to quaff the mead,
Their valour's guerdon.
 

Eriamel, Woehrel, L'Aigle de sangLe motif n'a depuis cessé d'exercer une fascination morbide. C'est pourquoi il continue d'être associé aux vikings dans des œuvres récentes, que ce soit en musique (Blood Eagle est une chanson du groupe de metal suédois Amon Amarth, figurant sur l'album Deceiver of the Gods, 2013), dans la bande dessinée (Eriamel et Woehrel, Moi Svein, compagnon d'Hasting, tome 5, L'Aigle de sang, 1999) et la littérature (Jean-Christophe Chaumette, L'Aigle de sang, 2001 ; Viktor Arnar Ingólfsson, L'Énigme de Flatey, 2002 ; Craig Russell, Blood Eagle, 2005 ; Viviane Moore, Les Guerriers fauves, 2006) ou à la télévision (Mayhem on the Cross, épisode 21 de la saison 4 de la série Bones, 2009 ; Blood Eagle, épisode 7 de la saison 2 de la série Vikings, 2014). Autre illustration, anecdotique, de l'intérêt pour cette pratique : cet article est le plus lu du site, et sur les quinze principales recherches ayant conduit sur Fafnir depuis Google, onze concernaient l'aigle de sang20.


1 Le Dit des fils de Ragnarr. In : Régis Boyer. Les Sagas miniatures (þættir). Paris : Les Belles Lettres, 1999. (Vérité des mythes).
2 Mais le supplice est infligé par Sigurðr dans les Reginsmál, par Reginn dans le Nornagests þáttr.
3 Alfred P. Smyth. Scandinavian kings in the British Isles, 850-880. Oxford : Oxford university press, 1977. P. 211-213.
4 « Retectis costarum latebris praepunctionibus crebris ac si raptum equuleo aut saevis tortum ungulis. »
5 Smyth, op.cit., p. 210, n. 50.
6 de Vries, Jan. Altgermanische Religionsgeschichte. 3., unveränd. Aufl. Berlin : de Gruyter, 1970. Bd I, p. 411.
7 Faulkes, Anthony. Two Icelandic Stories. London : Viking Society for Northern Research, 2008. (Text Series ; IV). P.99. À l'appui de cette hypothèse, Faulkes renvoie à la transformation d'Óðinn en aigle dans le mythe de l'hydromel poétique, ainsi qu'à l'aigle qui plane au-dessus de la Valhöll, évoqué dans les Grímnismál (str. 10).
8 Gustav Storm. Kritiske bidrag til vikingitidens historie. I. Ragnar Lodbrok og Gange-Rolv. Kristiania : Den Norske Forlagsforening, 1878. P.89-90.
9 de Vries, Jan. Die Entwicklung der Sage von den Lodbrokssöhnen in den historischen Quellen. Arkiv för Nordisk Filologie, 44 (1928), 161-162.
10 Lukman, Niels. Ragnarr loðbrók, Sigifrid, and the Saints of Flanders. Mediaeval Scandinavia, 9 (1976), 12.
11 von See, Klaus. Der Skald Torf-Einar. Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 82 (1960), 37.
12 Roberta Frank. Viking atrocity and Skaldic verse: The Rite of the Blood-Eagle. English Historical Review, XCIX (1984), 332-343.
13 Si l'on considère qu'« ara » est un datif instrumental, et non un accusatif.
14 Ainsi, Þjóðólfr ór Hvini évoque la mort d'Ottar vendilkráka en disant qu'il « tomba sous les griffes de l'aigle » (Ynglingatal, str. 15).
15 Bjarni Einarsson. De Normannorum atrocitate, or on the execution of royalty by the aquiline method. Saga-Book, XXII:1 (1986), 79-82. Frank lui répondit dans : The blood-eagle again. Saga-Book, XXII:5 (1988), 287-289. Un dernier échange survint avec : Bjarni Einarsson : The blood eagle once more. Blóðörn — an observation on the ornithological aspect. Saga-Book, XXIII:2 (1990), 80-81, suivi de Roberta Franck : The blood-eagle once more. Ornithology and the interpretation of skaldic verse. Op. cit., 81-83.
16 Smyth, Alfred P. The effect of Scandinavian raiders on the English and Irish churches: a preliminary reassessment. In : Britain and Ireland, 900-1300 : insular responses to medieval European change. Ed. by Brendan Smith. Cambridge : Cambridge University Press, 1999. P. 17-20.
17 McTurk, Rory. Blóðörn eða blóðormur. In : Sagnaþing helgað Jónasi Kristánssyni sjötugum 10. apríl 1994. Reykjavik : Hið islenska bókmenntafélag, 1994. Vol. II, p. 539-41.
18 Service, Alexandra. Popular Vikings : constructions of Viking identity in twentieth century Britain. D.Phil. York : Centre for Medieval Studies, University of York, 1998. P. 135-138.
19 « To A.S. Cottle, from Robert Southey ». In : Icelandic poetry, or the Edda of Saemund. Translated into English verse by A. S. Cottle. Bristol : printed by N. Biggs for Joseph Cottle, and sold in London by Messrs. Robinson, 1797. P. xxxiv-xxxv.
20 Au 12 octobre 2014, selon Google Analytics.