Jakúlus est un dragon ailé figurant dans l'Yngvars saga víðförla. Symbole du mal, son nom, antique, a été transmis par la littérature encyclopédique médiévale.

L'Yngvars saga víðförla (« Saga d'Yngvarr le grand voyageur »1) a pu être composée en latin en Islande à la fin du XIIe siècle, par le moine de Þingeyrar Oddr Snorrason2. Traduite en islandais, elle a peut-être été remaniée encore jusqu'au XIVe siècle. Ses plus anciens manuscrits sont postérieurs à 1400.

Elle présente des traits d'une saga légendaire, mais trouve son origine dans un événement historique : l'expédition vers l'est, au Serkland, du chef suédois nommé Yngvarr et des ses hommes, attestée notamment par près de trente pierres runiques érigées autour du lac Mälar au milieu du XIe siècle.

S'y mêlent toutefois de nombreux éléments fantastiques. La saga fait en effet intervenir des géants, des diables, des ensorceleuses, des cyclopes, des hommes à bec d'oiseau, et des dragons, parmi lesquels Jakúlus.

Jakúlus dans l'Yngvars saga víðförla

Pierre runique de GripsholmLa pierre de Gripsholm (Södermanland, peu après 1041) commémore, sous forme poétique, Haraldr, l'un des membres de l'expédition d'Ingvarr. Alors que, partis de Garðaríki (Russie), Yngvarr et ses hommes remontaient une rivière, s'enfonçant de plus en plus à l'est, « un soir, ils virent dans le lointain comme une demi-lune se levant du sol. La nuit suivante, Valdimarr montait la garde. Il alla à terre et rechercha l'endroit qu'ils avaient vu. Il arriva à un lieu où le sol s'élevait devant lui, il était de couleur dorée, et il vit que la cause en était qu'il était tout recouvert de dragons (« ormar »). Et comme ils dormaient, il tendit la hampe de sa lance vers l'endroit où se trouvait un anneau d'or, et le tira vers lui. Alors un petit dragon (« yrmlingr ») se réveilla, et réveilla aussitôt les autres autour de lui, jusqu'à ce que Jakúlus soit réveillé.

Valdimarr se précipita alors au bateau et dit à Yngvarr la vérité. Yngvarr ordonna alors à ses hommes de se préparer à affronter le dragon et de déplacer les bateaux vers un autre mouillage de l'autre côté de la rivière, et ils firent ainsi. Puis ils virent un effrayant dragon (« dreki ») traverser la rivière en volant vers eux. Beaucoup se cachèrent, effrayés. Et quand Jakúlus arriva au-dessus du bateau que deux prêtres pilotaient, il cracha tant de venin qu'à la fois le bateau et les hommes furent détruits. Ensuite il s'en retourna en volant par-dessus la rivière jusqu'à son repaire. » (ch. 5).

L'expédition d'Yngvarr s'achève avec la mort de celui-ci mais, quelques années plus tard, son fils Sveinn entrepend une expédition sur les traces de son père.Dans une scène parallèle à la précédente, l'auteur rapporte que Sveinn et ses hommes naviguèrent « jusqu'à ce que leur apparaisse comme une demi-lune se levant du sol. Ils touchèrent terre à cet endroit et débarquèrent. Ketill dit alors à Sveinn les événements qui s'étaient produits lorsque Yngvarr et ses hommes étaient là.

Yngvars saga dans le manuscrit AM 343 c 4toL'Yngvars saga copiée pour Árni Magnússon dans le manuscrit AM 343 c 4to (XVIIe ou début du XVIIIe siècle).
Copenhague, Den Arnamagnæanske Samling.
Sveinn ordonna ensuite à sa troupe de se précipiter hors des bateaux pour aller à la recontre du dragon (« dreki »). Ils partirent ensuite et arrivèrent dans une grande forêt, qui se trouvait à côté de l'antre du dragon, et se cachèrent là. Ensuite Sveinn envoya quelques jeunes hommes s'enquérir de ce qui se passait là. Ils virent que les dragons (« ormar ») dormaient et étraient très nombreux. Jacúlus encerclait tous les autres. Alors l'un des hommes tendit la hampe de sa lance vers un certain anneau en or, et toucha un petit dragon (« yrmlingr »). Celui-ci se réveilla, et réveilla alors ceux à côté de lui et ainsi chacun réveilla les autres de proche en proche, jusqu'à ce que Jacúlus se dresse.

Sveinn se tenait près d'un grand chêne et plaça une flèche sur son arc, et de l'amadou était disposé sur sa pointe, aussi grand que la tête d'un homme, avec du feu consacré. Quand Sveinn vit que Jakúlus se déplaçait dans les airs et qu'il se dirigeait vers leurs navires et volait la gueule béante, Sveinn tira une flèche avec le feu consacré dans la bouche du dragon (« ormr »), et elle fila jusqu'à son cœur, et en un instant il tomba mort au sol. Et quand Sveinn vit cela, ils louèrent Dieu et se réjouirent » (ch. 11)3.

Le symbole du mal

Plusieurs dragons apparaissent dans l'Yngvars saga4, qui remplissent, tels Fáfnir, la fonction traditionnelle de gardiens de trésors. C'est ainsi qu'au chapitre 6, Yngvarr et ses hommes s'emparent de l'or sur lequel veille un dragon, après avoir détourné son attention.

Saint Georges et le dragon dans le TeiknibókLe dragon comme symbole du mal apparaît notamment dans les représentations du combat de saint Georges contre le dragon, ici dans la Teiknibók islandaise (1450-1475).
Reykjavík, Stofnun Árna Magnússonar.
S'il est bien question d'un anneau d'or dans les scène mettant en scène Jakúlus, le dragon ne joue pas le rôle d'un dispensateur de richesse pour les héros – aucun ne s'empare d'un trésor. Sa fonction est spirituelle, et renvoie à l'association du dragon avec Satan et le mal (attestée, par exemple, dans l'Apocalypse, et très fréquemment représentée dans l'iconographie médiévale). Cette symbolique trouve naturellement sa place dans une saga où les thématiques chrétiennes – recherche du Paradis terreste et espérance du salut, combat contre les päiens et conversion – tiennent une place prépondérante.

Plusieurs éléments la mettent en évidence. Dans la première scène, Jakúlus s'en prend significatibement, non à l'homme qui a cherché à le voler, ni à l'ensemble de l'équipage d'Yngvarr, mais uniquement au bateau piloté par deux prêtres. Il apparaît ainsi comme l'adversaire de la religion chrétienne. Dans la seconde séquence, c'est par une flèche enflammée à un feu consacré, donc grâce à une intervention divine, que le dragon est mis à mort. C'est bien la victoire sur le mal et la paganisme qui est mise en scène.

L'usage du feu consacré pour vaincre des païens trouve son équivalent dans le Þorvalds þáttr víðförla, composé dans le même environnement intellectuel que l'Yngvars saga5. Lors d'une ordalie par le feu, l'évêque missionnaire Friðrekr triomphe de deux berserkir, brûlés par le feu consacré.

De façon plus hypothétique, la demi-lune qui signale à Yngvarr puis à Sveinn le repaire de Jakúlus pourrait aussi relever de la symbolique religieuse, la lune représentant la chrétienté (l'image figure dans la traduction islandaise de l'Elucidarius). Dès lors, la demi-lune dans la saga pourrait dénoter l'absence ou de l'incomplétude du christianisme dans les territoires traversés par Yngvarr et son fils6. Cependant, la demi-lune proche du sol est aussi un motif traditionnel : elle indique l'emplacement d'un trésor caché7.

Une origine savante

Serpents dans une édition du manuscrit AM 194 8voLe chapitre consacré aux serpents dans le manuscrit islandais AM 194 8vo (1387), édité par Kristian Kålund (1908).L'auteur de l'Yngvars saga s'est inspiré de la littérature encyclopédique de son temps8, et plus particulièrement des Étymologies d'Isidore de Séville (vers 560-636), vaste compilation du savoir antique.

Il n'est pas possible d'établir s'il a eu directement accès à l'œuvre de l'évêque sévillan, ou si ses connaissances lui ont été transmises par des compatriotes ayant étudié les Étymologies dans des universités européennes.

Quoi qu'il en soit, l'infuence semble attestée par plusieurs emprunts, qu'il s'agisse de noms de lieux : Heliopolis, une ville d'Égypte, et Siggeum, un promontoire des Dardanelles, ou du nom du dragon Jakúlus.

Le iaculus est décrit par Isidore de Séville comme un « serpent volant » (Livre XII). Il ajoute à propos de ces reptiles qu'« ils sautent des arbres, et lorsque quelque animal passe devant, ils se jetent (« iactant ») sur lui et le tuent ; d'où ils sont appelés iaculi ».

Isidore tenait sans doute ces éléments de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (Ier siècle ap. J.-C.), qui écrivait que «le iaculus se lance depuis les branches des arbres », commentant que « les serpents ne sont pas redoutables seulement pour les pieds, mais volent aussi comme un javelot depuis une arme de jet » (Livre VIII).

Mais il est aussi question du « iaculus volant » dans la Pharsale de Lucain, une œuvre très tôt connue en Islande, puisque sa traduction constitue, avec celles de la Conjuration de Catilina et de la Guerre de Jugurtha de Salluste, la Rómverja saga (« Saga des Romains »), composée à la fin du XIIe siècle, peut-être au monastère de Þingeyrar, celui d'Oddr Snorrason.

Dans la Pharsale et dans la saga sont évoqués les différents serpents qui peuplent le désert libyen, issus du sang de Méduse décapitée par Persée, parmi lesquels le iaculus. Ce serpent est responsable de la mort d'un soldat de Caton, que le traducteur islandais raconte en ces termes « le serpent appelé jakulus vola aussi rapidement que s'il avait été tiré d'une arbalète et frappa sous la joue cet homme qui s'appelait Paulus et le serpent traversa immédiatement sa tête en volant et resortit par l'autre joue »9.

Le iaculus apparaît une dernière fois, bien plus tardivement dans le manuscrit AM 194 8vo, compilation encyclopédique rédigée en Islande en 1387, et puisant notamment aux Étymologies d'Isidore de Séville. Elle comprend un chapitre consacré aux différentes variétés de serpents, dans lequel il est indiqué qu'« un serpent s'appelle iaculus, il traverse un homme en volant tel une flèche tirée très fort »10.


1 Traduite en français par Régis Boyer dans La Russie des Vikings (Anacharsis, 2009) et Sagas légendaires islandaises (Anacharsis, 2012).
2 Hofmann, Dietrich. Die Yngvars saga víðförla und Oddr munkr inn fróði. In : Speculum Norroenum : Norse studies in memory of Gabriel Turville-Petre. Edited by Ursula Dronke ... [et al.]. Odense : Odense University Press, 1981. P. 188–222
3 Yngvars saga víðförla : jämte ett bihang om ingvarsinskrifterna. Utgiven av Emil Olson. København : Møllers bogtrykkeri, 1912.
4 Glazyrina, Galina. Dragon Motifs in Yngvars saga víðfǫrla.  In : The Fantastic in Old Norse/Icelandic Literature : Sagas and the British Isles ; Preprint Papers of The 13th International Saga Conference ; Durham and York, 6th-12th August, 2006. Vol. 1. Edited by John McKinnell, David Ashurst and Donata Kick. Durham : The Centre for Medieval and Renaissance Studies, Durham University, 2006. P. 288-293.
5 Antonsson, Haki. Salvation and Early Saga Writing in Iceland : Aspects of the Works of the Þingeyrar Monks and their Associates. Viking and Medieval Scandinavia, 8 (2012). P. 121-122.
6 Antonsson. Op.cit. P. 118 et 120-121.
7 Boberg, Inger M. Motif-index of early Icelandic literature. Copenhagen : Munksgaard, 1966. (Bibliotheca Arnamagnæana ; 27). P. 202.
8 Acker, Paul. Death by Dragons. Viking and Medieval Scandinavia, 8 (2012). P. 6-7.
9 Fire og fyrretyve for en stor deel forhen utrykte prøver af oldnordisk sprog og literatur. Udgivne af Konr. Gislason [Konraður Gíslason]. Kjøbenhavn : Gyldendalske boghandling (F. Hegel), 1860. P. 240.
10 Alfræði íslenzk : islandsk encyklopædisk litteratur. 1. Cod. mbr. AM. 194, 8vo. Udgivet ved Kr. [Kristian] Kålund. København : Møllers bogtrykkeri, 1908. P. 39.