Le Þorsteins þáttr skelks (« Dit de Þorsteinn au frisson ») est un court þáttr à tonalité humoristique mettant en scène la rencontre, aux latrines, de l’Islandais Þorsteinn et d'un démon surgi du passé païen.

Þorsteins þáttr skelks dans le FlateyjarbókLe Þorsteins þáttr skelks dans la Flateyjarbók.
Stofnun Árna Magnússonar, Reykjavík.
Þorsteinn, un Islandais, passa la nuit dans une ferme avec le roi Óláfr Tryggvason et ses hommes. Le roi leur avait interdit d'aller seuls aux latrines. Þorsteinn s'y rendit quand même. Là, il rencontra un démon1, Þorkell, qui lui raconta les tourments subis en enfer par Sigurðr Fáfnisbani et Starkaðr. Dévoré par les flammes, ce dernier pousse des cris horribles2. Þorsteinn demanda au démon de les imiter, ce qu'il fit par trois fois, se rapprochant après chacune, jusqu'à ce que la cloche de l'église ne le chasse.

Le lendemain, Þorsteinn avoua au roi sa désobéissance, et lui expliqua qu'il avait demandé au démon de crier afin d'attirer son attention et d'être secouru. Óláfr répondit qu'il y était parvenu, puisque c'est lui qui avait fait sonner la cloche pour chasser le démon. Lorsque le roi lui demanda s'il avait eu peur, Þorsteinn finit par avouer qu'en entendant le démon hurler la troisième fois, il avait presque ressenti un frisson. C'est pour cela qu'Óláfr lui donna son surnom.

Peut-être composé vers 13003, le þáttr est conservé dans la Flateyjarbók uniquement.

Sur le plan de la structure narrative, il présente la schéma classique des Íslendinga þættir tel qu'identifié par Joseph Harris4 : le þáttr montre un Islandais venu en Norvège ; qui brave une interdiction du roi ; qui réussit une épreuve5 et se réconcilie avec lui ; il se conclut sur l'avenir du héros (Þorsteinn, devenu membre de la hirð du roi, meurt avec lui sur le Long Serpent).

Le Þorsteins þáttr skelks a assez peu retenu l'attention des chercheurs qui, au-delà de sa dimension chrétienne évidente, se sont intéressés à la rencontre avec le surnaturel et à sa dimension comique.

Placé au sein de l'Óláfs saga Tryggvasonar hin mesta, au milieu d'autres þættir à tonalité chrétienne, le þáttr a pour fonction première de glorifier le christianisme et le roi missionnaire Óláfr Tryggvason, capable, par sa foi, de protéger ses hommes du démon6. Dans le þáttr, c'est par sa confiance en Óláfr que Þorsteinn est sauvé, et c'est la cloche de l'église qui est l'instrument de son salut. Cependant, comme de nombreux Íslendinga þættir, le þáttr vante aussi les qualités de son héros islandais, qui est certes têtu – « tu montres ce qui est dit de vous, Islandais, que vous êtres très têtus (« einrænn ») », dit Óláfr – et brave l'interdiction du roi, mais s'en sort aussi grâce à son ingéniosité7.

Diable aux latrines dans A new discourse of a stale subject... de John HaringtonLe diable apparaît aux latrines dans cette illustration d'A new discourse of a stale subject, called The metamorphosis of Ajax de John Harington8 (1596).Aron Gurevich s'est interrogé sur l'humour du þáttr, se demandant s'il était considéré comme comique par les anciens Islandais9. Assurément, le démon apparaissant dans des latrines, puis s'égosillant à imiter les hurlements de Starkaðr, n'est pas dépourvu de dimension humoristique. Mais ces cris sont aussi les cris de souffrance d'un damné. Ils rappellent les tourments qui attendent les pécheurs en enfer, lieu qui constitue une réalité pour le lecteur ou l'auditeur du Moyen Âge. Le þáttr est donc tragi-comique : l'humour s'y mêle à la peur, et il s'y mêle parce que, ainsi que conclut Gurevich, « le rire ne détruisait pas la peur, mais il la rendait supportable ».    

Situer l'action aux latrines n'est pas seulement un ressort comique. Ce choix revêt aussi une dimension morale. La saleté, les excréments, symbolisent traditionnellement le péché, l'impureté, d'où la fréquence des représentations médiévales du diable dans les latrines10. S'agissant du Þorsteins þáttr skelks, Carolyne Larrington a suggéré qu'il s'agissait d'assimiler le dégoût physique provoqué par les excréments au dégoût moral que doit provoquer, chez le chrétien, l'évocation du passé païen et des anciens récits héroïques11.

John Lindow s'est quant à lui interrogé sur la rencontre avec le surnaturel et sur sa vraisemblance pour l'audience du þáttr12. Son analyse est issue de la folkloristique. Il emprunte le concept de memorate (le récit, par la personne même qui l'a vécue, d'une rencontre avec le surnaturel) à Carl von Sydow13 et le complète par les travaux de Lauri Honko selon lesquels cette rencontre résulte d'un état de tension né de la violation d'une norme (ici, l'interdiction édictée par le roi de sortir seul la nuit) et favorisée par un certain état psychologique (la fatigue, l'ébriété) et un environnement de nature à altérer les perceptions (l'obscurité). Par l'intégration de ces différents éléments, le þáttr pouvait être reconnu (bien que de façon inconsciente) comme un memorate, et c'est ce qui rendait l'expérience surnaturelle crédible.

Traductions

  • Le Dit de Thorstein-au-frisson. Trad. par Marion Poilvez. Valland 7 (septembre-octobre 2013), 13-16.  
  • The Tale of Thorstein Shiver. Transl. by Anthony Maxwell. In : The complete sagas of Icelanders, including 49 tales. Vol. I. General editor, Viðar Hreinsson ; editorial team, Robert Cook et al. ; introduction by Robert Kellogg. Reykjavík : Leifur Eiríksson Publishing, 1997.

 


1 Six noms différents sont employés pour désigner le démon : púki (le plus fréquent), draugr, fjándi, dólgr, drýsildjöfull et skelmir. Sur cette terminologie, voir notamment : Battista, Simonetta. Blámenn, djöflar and other representations of evil in Old Norse translation literature. In : The fantastic in old Norse / Icelandic literature : sagas and the British Isles : preprint papers of the Thirteenth International Saga Conference, Durham and York, 6th-12th August, 2006. Ed. by John McKinnell, David Ashurst and Donata Kick. Durham : Centre for Medieval and Renaissance Studies, Durham University 2006. Vol. 1. P. 113-122.
2 Si Sigurðr et Starkaðr, les deux héros païens, se retrouvent l'un et l'autre en enfer, Sigurðr est celui qui supporte le mieux ses tourments, tandis que Starkaðr est celui qui les supporte le plus mal. La supériorité de Sigurðr sur Starkaðr, l'un noble et vertueux, l'autre mauvais et criminel, apparaît aussi, et très nettement, dans le Norna-Gests þáttr. Voir : Rowe, Elizabeth Ashman. Quid Sigvardus cum Christo? Moral interpretations of Sigurðr Fáfnisbani in Old Norse literature. Viking and Medieval Scandinavia 2 (2006), 173-175.
3 Finnur Jónsson. Den oldnorske og oldislandske litteraturs historie. 2. udg. København : Gad, 1923. 2. bind. P. 753.
4 Harris, Joseph C. Genre and narrative structure in some Íslendinga þættir. Scandinavian Studies 44 (1972), 1-27.
5 Cette épreuve le mettant aux prises avec un draugr (« mort-vivant ») venu du passé païen – Þorkell est un ancien guerrier du roi légendaire Haraldr hilditönn, le þáttr a été plus récemment apparenté aux « conversion þættir », dont une sous-catégorie met précisément en scène une confrontation entre christianisme et paganisme. Voir : Ashman Rowe, Elizabeth ; Harris, Joseph. Short prose narrative (þáttr). In : A companion to Old Norse-Icelandic literature and culture. Ed. By Rory McTurk. Malden, Mass. : Blackwell, 2005. P. 470. 
6  Würth, Stefanie. Elemente des Erzählens : die þættir der Flateyjarbók. Basel : Helbing & Lichtenhahn,  1991. P. 129. Dans le même sens : Rowe, Elizabeth Ashman. The development of Flateyjarbók : Iceland and the Norwegian dynastic crisis of 1389. Odense : University Press of Southern Denmark, 2005. (The Viking collection ; 15). P. 68.
7 Würth, op. cit., p. 88.
8 John Harington est un ancêtre de Kit Harington, le Jon « You know nothing » Snow de la série Game of Thrones.
9 Gurevich, Aron. The Tale of Thorstein Goose-Pimples, the underworld, and Icelandic humour. In : Gurevich, Aaron ; Howlett, Jana (ed.). Historical anthropology of the middle ages. Cambridge : Polity press, 1992. P. 116-121.
10 Bayless, Martha. Sin and filth in medieval culture : the devil in the latrine. New York : Routledge, 2012. 
11 Larrington, Carolyne. Diet, defecation and the devil : disgust and the pagan past. In : Medieval obscenities. Ed. by Nicola McDonald. Woodbridge : York Medieval Press, 2006. P. 151-154.
12 Lindow, John. Þorsteins þáttr skelks and the verisimilitude of the surnatural. In : Structure and meaning in old Norse literature : new approaches to textual analysis and literary criticism. Ed. by John Lindow, Lars Lönnroth, Gerd Wolfgang Weber. Odense : Odense University Press, 1986. (The Viking collection ; 3). P. 264-280.
13 Père de l'acteur Max von Sydow, connu aussi bien pour ses rôles dans des films d'Ingmar Bergman que pour son interprétation d'un prêtre dans L'Exorciste.