Sigurd est un opéra du compositeur français Ernest Reyer, dont la première eut lieu en 1884. Il s'inspire, tant des Eddas et de la Völsunga saga, que du Nibelungenlied.

Portrait d'Ernest Reyer pas Wilhelm BenquePortrait d'Ernest Reyer par Wilhelm Benque (vers 1886).Ernest Reyer est né à Marseille en 1823 et mort au Lavandou en 1909. Germanophile1, il donna à son nom de naissance, Louis-Étienne-Ernest Rey, une consonance plus germanique en y ajoutant la désinence -er.

Sa formation musicale est en grande partie autodidacte2.

Reyer a passé plusieurs années en Algérie, et sa première œuvre, Le Sélam (1850), est une « symphonie orientale » dont les textes sont signés Théophile Gautier, qui composa également le livret du ballet Sacountala (1858). En 1854 est représenté son premier opéra, Maître Wolfram, qui fut suivi de La Statue (1861), d'Érostrate (1862), de Sigurd (1884) et enfin de Salammbô (1890), composé à la demande de Flaubert lui-même.

Au cours du XIXe siècle, la légende de Sigurðr/Siegfried accéda à la notoriété en Europe, avec la parutions de traductions des sources scandinaves (Eddas, Völsunga saga) et allemandes (Nibelungenlied). Émile de Laveleye traduisit ainsi le Nibelungelied en français en 18613.

Les œuvres tirées du Nibelungenlied au XIXe siècle, depuis Der Held des Nordens de Friedrich de la Motte Fouqué (1808-1810) jusqu'au Ring wagnérien (1857-1876), en passant par Die Nibelungen de Friedrich Hebbel (1862) ou de Wilhelm Jordan (1868-1874), sont fortement associées au nationalisme allemand.

Aussi les adaptations significatives en dehors des frontières allemandes sont-elles rares dans la seconde moitié du XIXe siècle. Figurent parmi les exceptions notables le drame de Henrik Ibsen Hærmændene paa Helgeland (1858), le poème épique de William Morris The Story of Sigurd the Volsung and the Fall of the Niblungs (1876), et Sigurd (1884)4.

Affiche de l'opéra Sigurd d'Ernest ReyerAffiche de la première de Sigurd (1884).La rédaction du livret de Sigurd fut confiée à Camille du Locle, librettiste de la version originale française de Don Carlos de Verdi, avec la collaboration d'Alfred Blau, l'un des librettistes de Jules Massenet (Le Cid, Werther).

Il emprunte à la fois aux sources scandinaves et allemande, Sigurd y côtoyant ainsi Gunther, mais aussi Attila, plutôt qu'Atli ou Etzel. Les unes et les autres sont, du reste, traitées avec une grande liberté.

La trame reprend le cadre historique de l'épopée allemande: l'essentielle de l'action se déroule à la cour des Burgondes, à Worms, et l'opéra s'achève par leur défaite et la destruction de leur royaume par Attila. De nombreuses scènes sont directement inspirées du Nibelungenlied.

En retrait par rapport aux sources scandinaves, la dimension mythologique n'est toutefois pas absente. Brunehild est une « vierge armée », une valkyrie, chassée du ciel par Odin, et endormie d'un sommeil magique. Il en va de même de la magie, avec le philtre qui rend Sigurd amoureux de Hilda (Gudrún/Kriemhild) – il ne s'agit pas d'un philtre d'oubli, puisque, contrairement à la tradition scandinave, il n'existe pas de première rencontre au cours de laquelle Brynhildr et Sigurðr échangent leurs serments d'amour.

Le deuxième acte, consacrée au réveil de Brunehild, illustre les influences mêlées, et les libertés prises par les auteurs. C'est en Islande que demeure la valkyrie, mais elle repose « dans un burg de flamme enfermée ». Et si c'est bien Sigurd qui la sort de son sommeil, se faisant passer pour Gunther, il y parvient, non en franchissant une muraille de flammes, mais en soufflant dans le « cor sacré d'Odin », tandis qu'il est assailli par des cohortes de créatures fantastiques : valkyries, kobolds, fantômes, lutins, nixes, elfes.

Sigurd, Gunther et Hagen en IslandeLes guerriers Sigurd, Gunther et Hagen accueillis en Islande par les prêtres d'Odin, qui sacrifient sur un autel dans une forêt sacrée. Derrière, « une plaine lugubre coupée çà et là par des dolmens et autres pierres druidiques ».
Estampe de Gil Baer (1885).

Même s'il est héroïque, Sigurd est en mesure de réveiller Brunehild, non parce qu'il ne connaît pas la peur (condition posée dans les Sigrdrífumál), mais parce qu'il est « plus pur que l'aube d'un beau jour, vierge de corps et d'âme (acte II, scène 2).

Quant à Brunehild, son attitude peut parfois être qualifiée de « bien paisible et bourgeoise5». Elle n'est pas ici une héroïne vengeresse, et son rôle dans le dénouement de l'opéra illustre la différence d'esprit, tant avec les sources scandinaves ou allemande, qu'avec l'œuvre de Wagner. Brunehild aime Sigurd : c'est en se portant à son secours qu'elle a provoqué la colère d'Odin. Mariée à Gunther, elle appelle la mort de ses vœux. Lorsqu'elle découvre – du fait de la jalousie de Hilda – la tromperie dont elle a été la victime, qu'elle soupçonnait du reste déjà, elle brise l'enchantement de Sigurd, et ils se confient leur amour.

Le personnage vengeur est ici Hilda qui, refuse de sauver Sigurd de la haine de Gunther et Hagen, tant que Brunehild n'a pas renoncé à lui :

« Plutôt que de la voir au bras de ma rivale,
Je veux qu'au sein de la nuit infernale,
Descende Sigurd, ce héros !
Mais sa mort, par mes mains sera si bien vengée,
Que le Rhin débordant, en sang verra changée
La pure clarté de ses flots ! »
 

Mais, lorsque Brunehild renonce enfin :

« Il est trop tard... Sigurd est frappé par Gunther !
J'ai senti dans mon cœur le froid aigu du fer,
Sigurd meurt !...
Avec joie.
Et je meurs! Dans leur bonté suprême,
Le dieux me font, moi, la femme qu'il aime,
Mourir du coup qui l'a frappé !
Le glaive de Gunther de mon sang est trempé ! »
 

Partition de l'opéra Sigurd d'Ernest ReyerLes dernières paroles de Sigurd et Brunhilde.L'opéra s'achève par une apothéose qui voit Sigurd et Brunehild monter vers le paradis d'Odin, leur union, voulue par les dieux, enfin accomplie, tandis que, « sous les nuages de l'apothéose, on voit, au milieu de lueurs sanglantes, Attila appuyé sur son épée, se dressant au milieu des cadavres des guerriers burgondes », ayant accompli la vengeance appelée par Hilda.

Le livret était achevé dès 1864, soit un an après la parution de celui du Ring. Il n'est pas établi que les auteurs aient eu connaissance du texte de Wagner. Les ressemblances peuvent souvent s'expliquer par l'identité des sources. C'est le cas, par exemple, du chant de la valkyrie lors de son réveil : le « Salut, splendeur du jour, salut, astre au front pur » de Sigurd (troisième tableau) et le « Heil dir, Sonne ! Heil dir, Licht ! Heil dir, leuchtender Tag ! » (acte III, scène 3 de Siegfried) font l'un et l'autre écho aux Sigrdrífumál (« Heill dagr ! Heilir dags synir ! »).

Certains épisodes suggèrent toutefois que le Ring a pu, ponctuellement, compléter l'imagination des auteurs : ainsi, lorsqu'est évoqué le châtiment de Brunehild par Odin, il est indiqué que « ses sœurs intercédant pour elles, n'ont pu fléchir le dieu cruel ! » (acte I, scène 3), un motif absent des sources, mais développé par Wagner (La Walkyrie, acte III, scène 2).

De même que le livret n'emprunte pas – ou peu – au Ring, Reyer n'est pas redevable à Wagner de sa partition, bien qu'il en fût admirateur et défenseur. « Des idées de Wagner il a pris ce qui convenait à sa nature, gardant pour le reste le culte de ses maîtres préférés », selon le musicographe Victor Wilder6. Reyer se réclamait de Gluck, de Weber, de Berlioz. Les leitimotivs, en particulier, dont Reyer fait usage7, ne sont pas propres à Wagner. Sigurd s'inscrit, du reste, dans la tradition du « grand opéra » français8, incarnée en particulier par Meyerbeer.

La composition de cette partition prit du retard, et ce n'est qu'à l'été 1871 que Reyer la termina. Quelques mois après la défaite, il n'était pas concevable de représenter à Paris une œuvre d'inspiration germanique, qui heurtait par ailleurs par son caractère exotique : « au seul énoncé des noms barbares de la légende scandinave, [le directeur de l'Opéra de Paris] s'effara et s'en tint à ce premier aperçu9». Seuls quelques fragments de l'œuvre furent joués ici et là.

Rose Caron dans le rôle de BrunehildRose Caron, créatrice du rôle de Brunhilde à Bruxelles et à Paris (1885).Ce n'est qu'en 1884 qu'eut lieu la première représentation, au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, où l'opéra rencontre un grand succès. Il fut ensuite représenté à Londres, à Lyon et, finalement, après que plusieurs directeurs s'y furent succédé, à l'Opéra de Paris en 1885. Il est cependant amputé de plusieurs scènes – « troué comme une loque par des [d]es suppressions arbitraires10» – ce qui conduisit Reyer à manifester son mécontentement par son absence lors de la première et des représentations suivantes11.

L'œuvre reçoit un accueil favorable, tant de la part du public que des critiques, malgré la germanophobie qui point parfois chez ces derniers, tels celui qui juge, « en voltairiens gouailleurs devant ce paganisme germain », « qu'Odin nous fera rire immanquablement, avec les airs de Jupiter qu'il se donne ; et, lorsque dans le Walhalla qui est son Olympe, il y aura festin au nectar et à l'ambroisie, nous serons obsédés malgré nous par les prosaïques senteurs de la bière et de la saucisse fumée »12.

Sigurd atteignit sa centième sur la scène de l'Opéra à la fin de l'année 1891, et a été créé à l'étranger dans les années 1890 (à La Nouvelle-Orléans en 1891, à Milan en 1894).

Mais il a par la suite souffert de la comparaison avec le Ring wagnérien (La Walkyrie est représentée pour la première fois sur la scène de l'Opéra de Paris en 1893), au point qu'il a pu être qualifiée de « Tétralogie du pauvre »13.

Rendant compte de la première de La Walkyrie à l'Opéra, Reyer, saluant l'arrivée de l'ère wagnérienne, s'inclinait en conclusion : « Et nous tous que le génie du Titan victorieux écrase, anéantit, ce qu'il nous reste à faire, après avoir jeté un dernier et douloureux regard sur le passé, c'est de saluer l'Avenir14».

78 tours de l'opéra Sigurd d'Ernest Reyer L'arrivée à Worms de Sigurd, interprété par César Vezzani.
© Ville de Paris / Médiathèque Musicale de Paris.
En 1909 cependant, le critique Adolphe Jullien pouvait encore écrire qu'« il y a heureusement place à notre opéra pour deux Siegfried et deux Brunehild »15 : l'opéra a, de fait, connu 252 représentations à Paris entre 1885 et 1935.

Il est toutefois depuis largement tombé dans l'oubli, malgré quelques représentations épisodiques (à Montpellier en 1993, à Montpellier et Marseille en 1994-95, à Genève en 2013, à Erfurt en 2015), ce qui semble donner raison au musicologue Paul Landormy pour qui : « le Siegfried de Wagner a rendu le Sigurd de Reyer impossible16».


1 Au point que, selon le critique musical Hugues Imbert, « un des motifs qui ont toujours tenu en garde le public français (nous parlons ici du public peu éclairé) contre Ernest Reyer, c'est l'admiration profonde, sans bornes, qu'il a eue de tous temps pour les chefs d'œuvre de l'école allemande, auxquels il se dit “redevable du peu qu'il sait” » (Nouveaux profils de musiciens. Paris : Fischbacher, 1892. P. 205).
2 D'où, peut-être, le jugement de Saint-Saëns, sorti primé du Conservatoire, sur Sigurd : « C'est plein d'idées, mais c'est f..tu comme quat'sous ! » (Journal des débats, dimanche 30 mars 1890, p. 1).
3 Le même auteur publia, en 1866, La saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le nord Scandinave.
4 Kühnel, Jürgen. “La Tétralogie du pauvre” – l'opéra de Ernest Reyer Sigurd. L'Épopée allemande comme grand opéra. In : La Lettre et la Figure : la littérature et les arts visuels à l'époque moderne. Heidelberg : Winter, 1989. P. 91-2.
5 Servières, Georges. La Musique française moderne. Paris : Havard fils, 1897, P. 259. Le propos s'applique à la scène du réveil de la valkyrie.
6 Le Ménestrel, dimanche 13 janvier 1884, p. 52.
7 Sur les leitomotivs dans Sigurd, voir notamment Huebner, Steven. French opera at the fin de siècle : Wagnerism, nationalism, and style. Oxford ; New York : Oxford University Press, 1999. P. 185 sqq.
8 « La construction dramatique de Sigurd respecte en tout cas parfaitement les lois du grand opéra, telles que surtout Auber et Meyerbeer les ont établies, leur principe du contraste, leur alternance calculée de scènes de masse et d'intimité scénique, de chœurs monumentaux […], des airs et des duos pleins de bravoure, dans lesquels des sentiments extrêmes sont exprimés dans tout leur pathos. Font aussi partie de ce genre les intermèdes sous forme de ballet comme il se doit au deuxième acte [...]. Est également manifeste l'intégration dans la conception dramaturgique des conquêtes du XIXe siècle en matière de technique de scène, depuis les décors somptueux et les effets de théâtre jusqu'aux lacs enflammés et aux palais s'écroulant en pleine scène. » (Kühnel, op.cit., p. 100).
9 Anecdote rapportée par Georges Servières dans La Musique française moderne, p. 241. Ce même directeur, Halanzier, jugeant le nom Hilda trop dura à prononcer, avait suggéré : « Pourquoi pas plutôt Bilda ? » Question à laquelle Reyer rétorqua : « Est-ce que je vous appelle Balanzier ? », selon le récit d'Adolphe Jullien (Ernest Reyer : biographie critique. Paris : Laurens, [1909]. P. 36.). Reyer était soucieux de l'intégrité de ses œuvres, et refusa de la même manière la suggestion du directeur Perrin, prédécesseur de Balanzier, de faire de Sigurd un baryton plutôt qu'un ténor : « Mais en faisant de Sigurd un baryton il fallait nécessairement faire de Gunther un ténor, et ce n’est pas seulement à cause du travail matériel que je reculai devant une telle manipulation. Et puis qui sait si le lendemain on ne m’eût pas demandé de faire de Hagen, le farouche compagnon, un travesti ? » (Journal des débats, dimanche 21 juin 1885, p. 1).
10 Curzon, Henri de. La Légende de Sigurd dans l'Edda. L'opéra d'E. Reyer. Paris : Fischbacher, 1890. P. 262.
11 Journal des débats, dimanche 21 juin 1885, p. 1.
12 Albert de Lasalle dans Le Monde illustré du 20 juin 1885, p. 450-1. Le critique n'en est pas moins nuancé : « l'opéra de M. Reyer, malgré ses tendances néo-germaniques, pourra faire regretter ceux que le malheur des temps a empêché son auteur de mettre au jour ».
13 Appellation que rapporte Georges Servières dans La Musique française moderne, p. 242.
14 Journal des débats, samedi soir 13 mai 1893, p. 3.
15 Jullien, Adolphe. Ernest Reyer : biographie critique. Paris : Laurens, [1909]. P. 93.
16 Landormy, Paul. La Musique française. Paris : Gallimard, 1943.