Ragnhild Tregagås est la seule femme condamnée pour sorcellerie dans la Norvège médiévale. Son procès, au verdict clément, eut lieu en 1325 à Bergen.

Durant l'hiver 1324-1325, des rumeurs se répandirent à Bergen concernant une femme prénommée Ragnhild, et surnommée Tregagås, accusée d'avoir eu recours à la magie. Elles parvinrent jusqu'à l'évêque, Audfinn Sigurdsson, qui fit diligenter une enquête. Ragnhild, interrogée à plusieurs reprises, finit par confesser ses crimes en février.

La confession de Ragnhild

Ragnhild Tregagås, Diplomatarium NorvegicumLe récit par Audfinn de la confession de Ragnhild dans le Diplomatarium Norvegicum (1878).Elle a été conservé dans un texte d'Audfinn Sigurdsson (De quadam lapsa in heresim Ragnilda Tregagaas).

Ragnhild confessa devant témoins que, du vivant de son mari, elle avait eu à quatre reprises des relations charnelles avec Bård, son cousin issu de germain.

Mais Bård avait épousé Bergljot. Alors, Ragnhild « renonça à la protection divine et se recommanda au Diable », dans le but de semer la dissension et la rancœur entre Bård et Bergljot.

Lors de la nuit de noces, en novembre 1324, elle se cacha dans la chambre nuptiale. Après avoir dissimulé dans le lit cinq pains et autant de pois, ainsi qu'une épée, elle prononça la formule suivante, excitée par le Diable :

Ritt ek i fra mer gondols ondu. æin þer i bak biti annar i briost þer biti þridi snui uppa þik hæimt oc ofund1.
Je projete les esprits de Gandul. Que le premier te morde dans le dos, que le second te morde dans la poitrine, que le troisième provoque en toi haine et malveillance.
 

Ces mots doivent être suivis d'un crachat sur la personne visée.

Ragnhild indiqua qu'elle avait appris ces « incantations hérétiques » dans sa jeunesse, d'un certain Sørle Sukk.

Le lendemain du mariage, elle fit part de sa satsifaction dans les termes suivants : « Mon esprit rit à l'idée que les organes génitaux de Bård, ensorcellés, ne sont pas plus capable d'accouplement que la ceinture roulée dans ma main ».

Suite à cela, Bård répudia Bergljot et partit pour le Hålogaland, où Ragnhild devait le rejoindre.

Le jugement d'Audfinn

Le jugement de l'évêque (Alia in eodem crimine) tint compte du fait que Ragnhild avait déjà passé un long moment en prison, au cours duquel, par le jeûne et la prière, elle avait eu l'occasion de se repentir; et que, de surcroît, elle n'était pas en pleine possession de ses facultés mentales au moment des faits.

Se référant au prophète Ézéchiel (18-23, 33-11) disant ne pas vouloir la mort du pécheur, mais plutôt qu'il se détourne de sa voie, et qu'il vive, il condamna Ragnhild à jeûner au pain et à l'eau deux jours par semaine et à certaines périodes de l'année, ainsi qu'à passer sept ans en pélerinage, à visiter les lieux saints hors de Norvège.

Il conclut en indiquant que, si ses prescriptions n'étaient pas suivies, la condamnée devrait être considérée comme relapse et serait remise aux cours séculières.

La clémence de ce verdict contraste fortement avec ceux, bien plus sévère, qui furent rendus durant la chasse aux sorcières en Norvège (1560-1700), au cours de laquelle plus de 250 condamnations à mort furent prononcées.

Ragnhild et son surnom

Stephen Mitchell (1997) a conclu de divers éléments que Ragnhild devait appartenir à une classe sociale élevée, tentant même de l'identifier avec précison. Cela expliquerait en effet que les rumeurs soient parvenues jusqu'à l'évêque, ainsi que certains aspects de la procédure, l'indulgence du jugement, et le fait que ce procès ait, seul, été consigné par écrit, alors que, sans doute, d'autres procès en sorcellerie ont eu lieu dans la Norvège médiévale.

Quant à son surnom, son premier élément semble être « tregi » au génitif, nom signifiant « difficulté » ou « problème », ou encore « chagrin ».

Le sens premier de « gás » est « oie ». Dans un contexte magique, Mitchell (1997) a suggéré un rapprochement avec un épisode de la Kormáks saga : Kormákr a été victime d'un sort l'empêchant de jamais jouir de Steingerðr (ch. 5), sort que Þórdís aurait pu lever en sacrifiant trois oies (ch. 22).

Mais « gás » peut aussi désigner le sexe féminin, ce qui semble approprié au regard des événements ayant, sans doute, donné lieu à la naissance du surnom. Ragnhild pourrait ainsi avoir été surnommée « Chatte de malheur ».

L'incantation et le rituel

Munch, Ragnhild TregagåsLes lettres d'Audfinn éditées et traduites par P. A. Munch (1838).L'incantation est précédée et suivie de gestes rituels.

Les pains et les pois déposés dans le lit renvoient à une pratique attestée par ailleurs, ainsi dans les Borgarþingslög, les lois applicables dans la région d'Oslo (Viken), mise par écrit au milieu du XIIe siècle. Elles évoquent des objets magiques susceptibles d'être dissimulés dans un lit, par exemple des pattes de grenouille2.

L'épée peut avoir une symbolique sexuelle – « sverð » peut du reste désigner le pénis. Au-delà du motif tristanien de l'épée séparant les amants endormis, Clive Tolley l'a comparée au bâton qui, selon une prescription hindoue, était placée entre les nouveaux mariés durant leurs trois premières nuits, le mariage ne pouvant être consommé qu'au cours de la quatrième3.

C'est l'incantation elle-même qui suscite le plus de difficultés, et plus particulièrement la formule « gondols ondu ».

« Ondu » est généralement interprété comme « önd », qui signifie « souffle » ou « esprit ». Quand à l'élément « gondols », il dérive certainement du nom « gandr », mais ce dernier est lui-même d'interprétation difficile. Il est souvent lié à la magie, aux esprits, aux créatures monstureuses, mais peut aussi désigner un bâton.

« Gandr » constitue sans doute la base du nom Göndull, qui est un nom de valkyrie, ainsi que celui pris par Freyja dans le Sörla þáttr, lorsqu'elle provoque, par magie, la bataille éternelle entre Heðinn et Högni. Le rapprochement de Göndull avec « gondols ondu » se heurte toutefois à un obstacle grammatical, puisque son génitif est « Göndlar ».

Par ailleurs, ainsi que glosait déjà pudiquement P. A. Munch en 18384, « göndull » peut aussi désigner la « virga virilis », un sens attesté dans la Bösa saga (« Hún tók nú um göndulinn á honum... », ch. 11). Cette interprétation peut s'accorder avec l'idée d'un sort provoquant l'impuissance.

Toutefois, elle a été contestée par Ferdinand Ohrt5, qui donne un autre sens à l'incantation. Pour lui, la formule est destinée à semer la discorde entre les époux (l'impuissance pouvant être provoquée par ailleurs, par les pains et les pois dissimulés dans le lit).

Il l'éclaire grâce à un parallèle avec un procès ayant eu lieu à Bâle en 1407, où a été citée une incantation comparable. Dans cette formule, la « sorcière » aurait envoyé « nün gewere wolffe » (« neuf loups-garous »), pour « mordre », « déchirer », « laper et sucer le sang du cœur » de la victime.

C'est pourquoi Ohrt retient pour « gandr » la signification « loup », dont il est un synonyme poétique (le feu est ainsi le « loup de la halle », « hallar gandr »).

Le loup serait alors la forme que prendrait l'esprit de la sorcière pour aller tourmenter sa victime.

Quant au crachat, il pourrait être rapproché du baiser de Gunnhildr dans la Njáls saga (ch. 6), qui accompagne le sort qu'elle jette à Hrútr. Ce sort l'empêche pareillement de consommer son mariage, bien que pour un motif diamétralement opposé.

Les propos tenus par Ragnhild le lendemain des noces sont peut-être à mettre sur le compte de l'orgueil. Peut-être aussi une déclaration publique constituait-elle une condition nécessaire à l'effectivité du sortilège.


1 Le texte de l'évêque Audfinn est en latin, mais la formule magique (ainsi que la prescription selon laquelle il faut cracher ensuite) est en vieux norvégien.
2 Norges gamle love indtil 1387. Bd. 1. Udgivne ved R. Keyser og P. A. Munch. Christiania : Trykt hos C. Gröndahl, 1846. P. 362.
3 Tolley, Clive. Vörðr and gandr: Helping Spirits in Norse Magic. Arkiv för nordisk filologi, 110 (1995). P. 70-71.
4 Munch, P. A. To Breve af Biskop Audfind, betræffende en Hexeproces i Bergen, Aar 1325. Samlinger til det norske Folks Sprog og Historie, 5-1 (1838). P. 481.
5 Ohrt, Ferdinand. Gondols ondu. Acta Philologica Scandinavica, 10 (1934-1935). P. 199-207.
 

Sources

  • Diplomatarium norvegicum. Niende samling. Samlede og udgivne af C. R. Unger og H. J. Huitfeldt. Christiania : P.T. Malling, 1878. N°93 et 94.
  • Heide, Heldar. Gand, seid og åndevind [En ligne]. Dr. art.-avhandling. Bergen : Universitetet i Bergen, 2006. Disponible sur : BORA (Bergen Open Research Archive).
  • Mitchell, Stephen A. Gandr-Göndul än en gång. In : Grammatik i fokus : festskrift till Christer Platzack den 18 november 2003. Redaktörer: Lars-Olof Delsing ... [et al.]. Lund : Institutionen för nordiska språk, Lunds universitet, 2003. Vol. 1, p. 117-123.
  • Mitchell, Stephen A. Nordic Witchcraft in Transition: Impotence, Heresy, and Diabolism in 14th-century Bergen. Scandia, 63-1 (1997). P. 17-33.